Madame Kayembe, nouvelle Rectrice de
l’Université d’Edimbourg et son agenda antiracisme dans l’éducation écossaise
Originaire de la
République démocratique du Congo, Debora Kayembe a été élue Rectrice de
l’université d’Edimbourg, en Ecosse, le 1er février 2021. Elle entrera en
fonction très prochainement.
Jean-Pierre Bodjoko, SJ* - Cité du
Vatican
Madame Kayembe devient la troisième
femme et la première personnalité noire à occuper le poste de Recteur depuis la
création de l’Université d’Edimbourg en 1858. En 2019, elle est également
devenue la première personnalité africaine à avoir son portrait érigé sur le
mur de la Société Royale d’Edinbourg, pour ses réalisations et ses
contributions dans la société écossaise.
Vous êtes la nouvelle Rectrice de
l’université d’Edimbourg, en Ecosse. Pourriez-vous vous présenter
davantage ?
Je suis née en République démocratique
du Congo et je vis au Royaume-Uni depuis presque 17 ans. Je suis la Rectrice
élue de l’université d’Edimbourg. J’attends ma cérémonie d’investiture, qui
aura lieu certainement en été. J’ai consacré ma vie à la défense des droits de
l’homme et des droits des migrants au Royaume-Uni. Récemment, j’avais relancé
un programme contre le racisme, à cause d’abus racistes dont ma famille a été
victime pendant plusieurs années ici au Royaume-Uni.
Nous allons y revenir au cours de cet
entretien. Qu’est-ce que cela représente pour vous d’être ainsi la première
femme noire, d’origine africaine, précisément de la RDC, d’occuper un poste si
important de Rectrice d’une grande université.
C’est un sentiment de fierté et de
gratitude envers la RDC, où j’ai eu la possibilité d’être formée et
éduquée ; envers mes parents qui m’ont élevée et donné l’éducation que
j’ai eue. L’éducation ne commence pas seulement à l’école, mais à la maison.
C’est aussi une révolution qui montre au monde entier que l’on ne peut pas
juger une personne par rapport à la couleur de sa peau, mais plutôt par rapport
à ses capacités. Je suis très fière de faire partie de cette révolution et de
la représenter.
Vous êtes aussi avocate ?
Oui, j’ai rejoint le barreau de Matadi
(Ouest de la RDC. NDLR) en 2000. J’ai continué ma carrière d’avocate jusqu’à
rejoindre la Cour pénale internationale en 2011.
Comment en êtes-vous arrivée à vous
installer en Ecosse ?
En 2003, lorsque la guerre de Bunia (Est
de la RDC. NDLR) a pris fin et que le président de l’époque, Joseph Kabila,
voulait organiser les concertations nationales, j’avais été invitée comme l’une
des conseillères de la délégation de la société civile, à partir de
l’organisation « Toges noires ». A ce sujet, je me souviens des
luttes en faveur des droits de l’Homme que nous avons menées notamment avec feu
Floribert Chebeya et feu André Muila Kayembe. Nous avions tous voyagé en
Afrique du Sud pour discuter du nouveau Congo. A ce moment, j’étais conseillère
spéciale du président comité des droits de l’homme. J’avais rédigé 5 pétitions
à l’attention du président afin de demander que nous puissions nous rendre à
Bunia, qui était encore un territoire occupé, afin d’enquêter pour savoir
quelles étaient les raisons des violations massives des droits l’Homme,
particulièrement des droits de la femme. On a effectué un voyage très
dangereux, à partir de Kinshasa, en passant par l’Ouganda, où nous avons reçu
un laissez-passer des Nations Unies pour atteindre Bunia. Nous sommes restés à
Bunia pendant 4 jours, où nous avons principalement écouté les témoignages des
victimes de la guerre. L’être humain est capable de beaucoup de choses, mais ce
que j’ai vu à Bunia était inacceptable. Je suis retournée à Kinshasa avec
un rapport écrit et, à cause ce rapport, j’ai été menacée de mort. C’est dans
ces conditions que j’ai quitté la RDC pour me retrouver au Royaume-Uni.
Votre intégration au Royaume-Uni
a-t-elle été facile ?
Mon intégration au Royaume-Uni est,
jusqu’à ce jour, la chose la plus difficile que j’aie vécu dans ma vie. Un
parcours semé d’obstacles. Le Royaume-Uni est anglophone alors que moi je
venais d’un pays francophone, avec une formation et une éducation francophones.
Au Royaume-Uni c’est inacceptable. Lorsque vous avez suivi une formation
francophone, et que vous arrivez au Royaume-Uni, vous devez démontrer votre
niveau d’anglais. Ensuite, quelle que soit la formation que vous souhaitez
suivre, vous devez tout recommencer à zéro. C’est ce qui m’a été dit quand je
suis arrivée. Mais, pendant le processus d’installation au Royaume-Uni, lorsque
j’ai vu la manière dont les interprètes travaillaient avec une incompétence
jamais vue et que le système d’immigration britannique ne disait rien et s’en
foutait complètement, je me suis dit qu’il fallait intervenir afin notamment
d’aider certains compatriotes immigrés qui ne savaient pas raconter leur
histoire. Je suis donc devenue interprète volontaire pour les langues comme le
swahili, le lingala et le français. Comme je faisais un très bon travail, je me
suis fait une réputation et j’ai été engagée comme interprète par le service de
l’immigration. L’avantage était que je pouvais gagner suffisamment d’argent
afin de reprendre ma carrière d’avocate au Royaume-Uni. C’est au bout de 6 ans
que j’ai pu atteindre cet objectif et, par la suite, j’ai également intégré,
sans problème, la Cour pénale internationale, admise comme avocate au sein de
l’unité des victimes de guerre. Néanmoins, au Royaume-Uni, ma qualification en
tant qu’avocate n’a pas d’abord été acceptée. Lorsque j’ai introduit ma demande
pour intégrer le barreau de Londres, elle a été rejetée, avec notamment comme
raison que j’ai été formée dans un pays francophone et que je devais rentrer à
l’université. Néanmoins, dans la lettre qui m’a été envoyée comme réponse, il
était écrit que mon niveau de qualification académique équivalait à un diplôme
d’études supérieures en droit international en Ecosse. Je me suis alors concentrée
sur cette phrase. C’est ainsi que j’ai introduit un dossier pour rejoindre le
barreau d’Edimbourg. Le dossier a été accepté, mais reprendre une activité
d’avocat coûte énormément cher, et la condition est de quitter l’Angleterre
pour habiter l’Ecosse, car la loi appliquée en Ecosse n’est pas la même qu’en
Angleterre. Après des années difficiles et un divorce difficile, j’ai
pris mes deux enfants de 4 ans et 5 ans, dans un taxi et un camion, et nous
avons voyagé pendant 6 heures de l’Angleterre à Edimbourg. Je me souviendrai
toujours de ce jour où, lorsque je suis arrivée à la frontière entre
l’Angleterre et l’Ecosse, il était écrit sur une pancarte « Bienvenue en
Ecosse le pays des braves ». Ma fille m’a posé la question de savoir ce
qui était écrit et je le lui ai dit, en me disant également à moi-même que
j’étais une brave femme. Je suis arrivée en Ecosse le 19 décembre 2011.
Mais, déjà, avec mon expérience de plusieurs années en tant que traductrice,
mes compétences étaient très recherchées en Ecosse. Donc, je n’ai pas souffert
financièrement. Néanmoins, je souhaitais poursuivre mes activités d’avocate des
droits de l’Homme et aussi partager mon histoire en tant que réfugiée, afin de
dénoncer les inégalités et le racisme qui existent dans le système britannique.
Le moyen pour le faire était de passer par le Conseil national des réfugiés qui
existe en Ecosse, que j’ai rejoint comme volontaire, sans être payée. C’est là
que le Conseil me découvre ou encore découvre les réalités que vivent les
immigrés et les réfugiés en Grande-Bretagne. Je commence à dénoncer et à
déceler des lois ainsi que des programmes qui ne sont pas favorables aux
personnes venant d’un autre pays. Vous êtes ciblé parce que vous n’êtes pas né
en Grande Bretagne, que vous n’y avez pas étudié ou encore parce que vous êtes
né sur un autre continent. C’était devenu mon cheval de bataille pendant toutes
ces années, attirant l’attention de grandes organisations en Ecosse.
Le 30ème anniversaire du Conseil
national des réfugiés a été célébré au Parlement écossais. J’ai été invitée à
adresser un discours ce jour-là. Beaucoup d’organisations commençaient à
m’écouter et j’ai ainsi été invitée par l’académie nationale écossaise afin de
devenir l’un de ses membres. Mais, je devais aller passer une interview à la
Société royale d’Edimbourg, dont le propriétaire est le prince Philip, le mari
de la reine d’Angleterre. Le bâtiment, un labyrinthe situé sur l’avenue la plus
chère d’Edimbourg, abrite notamment des portraits géants de personnalités qui
ont changé le monde dans différents domaines. Tous, nés et grandi en Ecosse. Je
me suis assise dans une salle entourée de ces portraits d’hommes blancs, sans
aucun portrait d’une femme.
Et cela vous a marquée ?
Oui, cela m’a marquée. Et je me suis dit
que le jour où il y aura une personnalité noire sur ces murs, ce sera
probablement dans 100 ans (Rires). Après mon interview, on m’a dit que la
décision me sera envoyée par mail. Sur le chemin de retour, avant même
d’arriver à la maison, un mail m’est parvenu me disant que j’étais acceptée et
que j’étais la première personnalité africaine à être acceptée au sein de cette
institution après 176 ans. J’ai été admise dans la partie « junior »
de la société royale d’Edimbourg. Néanmoins, la partie « Senior » n’a
pas attendu que je finisse mes 4 ans d’appartenance à cette partie
« Junior » et m’a invitée à faire partie des groupes de travail sur
le Brexit, où je représentais les intérêts des minorités. En outre, la Société
Royale d’Edimbourg a également créé un groupe de travail pour l’Afrique afin
d’identifier, sur le continent africain, des organisations qui peuvent
travailler avec l’Ecosse dans le domaine de l’éducation, de l’histoire, de la
santé ou encore de la femme. J’ai travaillé dans ce groupe de travail en tant qu’avocate
experte en questions africaines. En août 2019, j’ai reçu un appel téléphonique
me disant que la branche « Senior » de la Société royale d’Edimbourg
a décidé d’ériger un portrait en mon honneur, grâce au travail que je réalise
depuis que j’ai rejoint l’académie. Ce portrait a été érigé le 13 septembre
2019. Cet évènement a eu un grand retentissement attirant l’attention de
nombreuses personnes, dont certaines sont venues de partout dans le monde pour
venir à Edimbourg afin de voir ce portrait, parce que c’était du jamais vu
auparavant.
Je continue de contribuer à la vie de la
société écossaise de manière très active, notamment en prônant la non exclusion
des personnes originaires d’un autre pays ou des personnes qui ont étudié dans
un autre pays. Il faut plutôt prendre en compte leur bagage intellectuel et
leurs compétences.
A la mort de George Floyd aux USA, il y
a eu un mouvement mondial contre le racisme. Et, avec l’arrivée du Covid, je
suis tombée malade et je ne savais pas sortir de chez moi. Mes amis et autres
activistes étaient dans la rue pour soutenir le mouvement « Black Lives
Matter ». Le jour où le système de santé écossais m’a autorisé à sortir,
après avoir établi que je n’avais pas le Covid, en conduisant ma voiture dans
Edimbourg, qui est une ville montagneuse, ma voiture a basculé et j’ai constaté
que des clous avaient été enfoncés sur mes pneus. C’était une chasse à tous les
Noirs qui émergent dans la société écossaise. Je me suis dit que je ne pouvais
pas tolérer cela dans un pays où je suis arrivée et où je me suis intégrée
positivement pour son avancement. J’ai donc créé le mouvement « The
freedom Walk » (La marche de la liberté), afin d’exprimer le fait que tous
les citoyens, quelle que soit leur origine, puissent travailler pour une société
équitable et juste, invitant aussi à bannir le racisme qui est encore très fort
en Ecosse, notamment entre les Anglais et les Ecossais. C’est un mouvement
auquel ont adhéré le gouvernement écossais, la société civile ainsi les
différentes organisations de droits de l’Homme. Mon combat est celui de la
liberté pour tous.
Comment êtes-vous passée de la lutte
pour les droits de l’homme au monde universitaire ?
Je n’avais pas vraiment un contact
direct avec le monde universitaire. J’ai œuvré dans le domaine de l’éducation à
travers la Société royale d’Edimbourg, qui est l’académie nationale écossaise.
Néanmoins, au mois de novembre 2020, les représentants des syndicats des
travailleurs de l’université d’Edimbourg m’ont envoyé un e-mail pour me dire
qu’ils m’avaient choisie comme candidate à la prochaine élection du nouveau
Recteur de l’université d’Edimbourg, prévue en février 2021. L’université
d’Edimbourg est l’une des plus conservatrices au monde. Je leur ai posé la
question de savoir pourquoi ils avaient porté leur choix sur ma personne. Ils
m’ont dit que le travail que je fais pour lutter contre le racisme en Ecosse
leur avait ouvert les yeux. Ils souhaitaient ainsi que ce travail puisse être
inclus dans l’éducation écossaise à travers l’université. Cela me permettra
ainsi de m’exprimer afin d’être écoutée par le monde entier. Il s’agit d’un
poste politique, mais beaucoup de personnes seront intéressées d’écouter la
Rectrice de l’université d’Edimbourg qui amène un agenda anti-raciste dans
l’éducation écossaise. C’est de là que tout est parti, jusqu’à mon élection le
1er février. Je me suis retrouvée candidate unique et personne n’a
contesté mon élection.
Quel message avez-vous pour toutes les
personnes qui luttent contre les préjugés, le racisme et la violence ?
L’un des premiers messages que
j’aimerais lancer est « Ne rendez pas le mal pour le mal ». Il y a
une puissance derrière le pardon. Mieux connaître les personnes qui vous
persécutent vous permettra de connaître le contexte de la situation dans laquelle
vous vous retrouvez. En outre, soyez tolérant envers ceux qui vous jugent. Il
faut promouvoir le dialogue avec ces personnes. Il existe toujours une raison
derrière ces injustices. Cela peut parfois être sur le plan personnel ou lié
aux antécédents familiaux. Il faudrait donc avoir ce sens de l’ouverture.
Un mot de la fin, notamment pour les
personnes qui vivent des situations d’injustice ?
Il ne faut surtout pas abandonner vos
droits en tant qu’êtres humains. Il faut apprendre à les connaître, à les
respecter et aussi à respecter les droits des autres. Lorsque vous êtes
persécutés ne rendez pas le mal pour le mal. Essayez toujours de voir les
choses du bon côté. L’avenir nous réserve toujours beaucoup de choses. Le
covid-19 nous a amené un combat contre l’invisible, et qui ne tient compte ni
de la couleur de la peau, ni de l’âge. C’est le moment pour nous de construire
un monde juste et équitable, de réfléchir sur la manière dont nous allons
façonner le futur. Nous devons tirer les leçons du passé qui a fait que nous
arrivions à cette situation catastrophique à travers le monde, afin de corriger
cela. Nous devons investir dans l’éducation. L’Afrique doit investir dans
l’éducation et je vais également m’investir dans l’éducation au Congo et sur le
continent africain de la même manière dont je m’investis en Ecosse.
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